Mai 2023 – Quarante-cinq minutes
Comme beaucoup d’entre nous, je me suis faite larguer à plusieurs reprises dans ma vie. La dernière fois, c’était il y a six mois, et là où pendant quelques années j’ai compris toutes les chansons d’amour, soudainement j’ai compris toutes les chansons de rupture.
Je me suis retrouvée avec encore beaucoup d’amour à donner et il fallait le mettre ailleurs, alors j’ai cherché comme une chercheuse : là où je savais trouver, parmi les autrices que j’aime. Je me souviens… 1, Nos Secrètes Amours 2 tour à tour m’ont réconfortée de leurs pleurs similaires aux miens. C’est agréable de trouver écho à ses émotions, mais ce n’était pas ma solution. C’est au milieu de ce gros chagrin qu’est apparue Mary Oliver3. Ses mots me parlaient, ses mots qui parlent d’amour et de deuil, puis de nature et de dieu ; je les ai écoutés. Ils me disaient de contempler : j’ai pris le temps d’aimer encore le vol des oiseaux, le vent par ma fenêtre et le moucheron sur mon écran – une spiritualité éclectique m’avait déjà enseigné cet amour, mais il avait été oublié. Aimer m’a toujours paru un choix et les lectures que le hasard m’a portées n’ont fait que renforcer cette croyance. Si je faisais le choix conscient d’être amoureuse d’une femme, je peux le refaire pour être amoureuse du monde. Aimer est un exercice qui demande aussi d’accepter les défaites, les jours où on n’aime rien, les jours où on aime très peu, mais je crains moins la tristesse depuis que je sais que je pourrai toujours aimer le soleil qui se lève et les pipistrelles qui dansent le soir. La lecture de bell hooks (All About Love, New Visions) m’a apporté une idée de la mise en pratique de l’amour vis-à-vis des autres êtres ; là où Mary Oliver m’avait appris à trouver l’amour, bell hooks semblait me montrer où le rendre. Au milieu de ce gros chagrin, j’ai trouvé mes ami-es, j’ai trouvé les Jaseuses, j’ai trouvé un chat dans la rue, et j’ai trouvé que l’amour est partout.
Aimer le monde, c’est aussi voir le manque d’amour, et il est partout où la violence règne. Les réseaux sont pleins d’images et de vidéos de violences policières, les journaux annoncent toutes les nouvelles que le gouvernement met en place pour appauvrir les plus pauvres enrichir les plus riches. Tout me remplit de désespoir ; je me laisse pleurer quarante-cinq minutes (c’est mon temps moyen), parce que la sérénité vient de l’acceptation des émotions ou quelque chose comme ça. En clair : être une grosse fragile me rend super forte.
C’est qu’aimer n’apporte pas de changements à grandes échelles, pas de solution immédiate, c’est un processus qui requiert de la patience, et je n’ai pas envie pendant ce temps de n’être que sereine, paix et amour. Je suis aussi colère, contre le système, les trucs patriarcat, les bidules capitalisme et les individus qui participent et ceux qui ne font rien. J’aimerais que ma colère soit une bouche pleine de dents pointues qui crache du feu, mais aux yeux du monde, ma colère est une plaie qui saigne, et il me semble que chaque action que j’entreprends seule pour la panser ou la défendre est vaine et ne fait que maculer mes ennemis de mon propre sang. Cette bataille, que j’ai l’impression de mener seule lorsque je ne pense qu’à moi, n’est que l’écho d’un conflit plus grand. Il est nécessaire de réparer l’injustice qui nourrit ma (nos) colère(s). Je ne veux pas l’éteindre, je veux qu’elle m’emmène placarder le nom des agresseurs que je connais dans la rue, je veux qu’elle me fasse cracher sur les flics, je veux qu’elle mette un pain au vieux riche qui me (nous) catcall dans la rue, je veux qu’elle nous fasse courir après un violeur pour lui casser les genoux. Si mon blabla glisse au pluriel, c’est que même les Amazones, si fortes soient-elles, gagnaient ensemble.
Je ne suis pas prête encore à retourner sur le champ de bataille des idées4 alors en attendant, je rêve surtout d’aimer assez pour trouver dans ma communauté d’autres guerrières et je profite, comment dire, du repos du guerrier et de la paix de l’amoureuse…
Heka pour Les Jaseuses
Encyclo
Nous vous donnons rendez-vous le samedi 10 juin à Mains d’Oeuvres (93, Saint Ouen) pour une journée d’études joyeuse autour du Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes, ouvrage paru en mars dernier aux Éditions iXe et co-dirigé par huit jaseuses. De 14h à 20h, nous parlerons de mythes et de féminismes dans le cadre de tables rondes, communications, performances, ateliers et lectures… prolongées par une exposition rassemblant une partie des œuvres visuelles parues dans le livre. L’événement est gratuit et ouvert à toustes, le programme complet arrive d’ici peu ! Au plaisir de vous y voir nombreuxses !
#Wittig2023
⚡On jase aussi par ici
Les co-directrices du Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes continuent de présenter l’ouvrage collectif un peu partout !
Il sera présenté samedi 27 mai aux Métamorphoses (Douarnenez) par Maud Plantec Villeneuve ; jeudi 8 juin à la librairie Arborescence (Massy) par Caroline Dejoie, Cassandre Martigny et Manon Berthier ; et vendredi 30 juin à L’Affranchie (Lille) en présence de Marys Renné Hertiman, Cassandre Martigny, Mathilde Leïchlé et Anna Levy.
Ami-es des Jaseuses
Merci de nous suivre et de nous donner de l’amour, en voici plein en retour. À très vite et prenez soin de vous.
Cette newsletter a été préparée par Virginie Trachsler, Marine Rouch, Elisa L. Walter et Caroline Dejoie
Conceptrices : Patrycja Toczek et Caroline Dejoie
- Natalie Clifford Barney, 1910, paru en février chez Gallimard [↩]
- Lucie Delarue-Mardrus [↩]
- J’ai découvert plus tard que c’est aussi une lesbienne depuis je ne crois plus au hasard [↩]
- « Je ne les aime ni ne les déteste. (…) Je leur en veux d’avoir fait beaucoup de mal aux femmes. Ce sont des adversaires politiques que je me plais à injurier pour les besoins de la cause. Hors du champ de bataille des idées, ils me sont inconnus et indifférents. » San Giovanni à propos des hommes dans Une Femme m’apparut, Renée Vivien, 1904 [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Les Jaseuses (13 avril 2023). Mai 2023 – Quarante-cinq minutes. Les Jaseuses. Consulté le 14 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/qunj